Tuesday 26 October 2021

 


Retard et Progrès dans la Chine moderne

Le postmodernisme face au marxisme et à l’idéologie du progrès en Chine

Jorge Morbey

Université de Science et Technologie de Macao

Postmodernisme

Le « postmodernisme » fit son apparition dans le monde hispanique aux environs de 1930, mais il a fallu attendre deux décennies pour qu’il soit découvert en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Ainsi, selon Perry Anderson (1), professeur à l’Université de Californie –Los Angeles (UCLA), qui s’intéresse aux phénomènes politiques et culturels contemporains, Frederico de Onis, un ami de Miguel de Unamuno et de Ortega y Gasset, fut le premier à utiliser le terme « postmodernisme », lui donnant une connotation de reflux conservateur au sein même du « modernisme ».

Le philosophe français Jean-François Lyotard (2), quant à lui, contribua à sa divulgation en lui donnant une identité propre.


(1) P. Anderson, The Origins of Postmodernity, London, 1998.

(2) J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, 1979.

“ J. Morbey, « Retard et Progrès dans la Chine moderne. Le postmodernisme face au marxisme et à l’idéologie du progrès en Chine », L’idéologie du progrès dans la tourmente du postmodernisme. Actes du colloque international (9-11 février 2012), G. Hottois et J.-P. Contzen (éd.), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012, p. 219-234.

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En 1991, Fredric Jameson (3) énuméra plusieurs symboles du postmodernisme : dans les arts, Andy Warhol et le pop art, le photoréalisme et le néo-expressionnisme; en musique, John Cage, à la synthèse des styles classique et populaire que l’on rencontre aussi chez des compositeurs tels que Philip Glass et Terry Riley; mais aussi le punk rock et le new wave; au cinéma, Jean-Luc Godard; dans la littérature, William Burroughs, Thomas Pynchon, Ishmael Reed et le nouveau roman français.

Sérgio Paulo Rouan (4), diplomate, philosophe, anthropologue, essayiste et traducteur brésilien, membre de l’Académie brésilienne des Lettres depuis 1992, observe que le préfixe post semble beaucoup plus exorciser le vieux (modernité) qu’articuler le nouveau (le postmoderne). Il conclut de manière concise : « Si la modernité a promis le bonheur par le progrès de la science ou par une révolution, la postmodernité promet un rien qui prétend être le terrain pour tout ».

Les relations internationales de l’Empire chinois

Le dominicain portugais Gaspar da Cruz (5), arrivé d’Inde en Chine en 1556 et de retour au Portugal en 1569, décrit une économie florissante, un gouvernement établit sur le critère du mérite et un remarquable système de justice en vigueur en Chine.

Les témoignages indépendants des jésuites et des agents de compagnies à monopole, tels que la compagnie britannique East India Company et les compagnies des Indes françaises, concordent pour diffuser une image flatteuse d’un empire policé, sagement gouverné par des souverains éclairés, administré par une bureaucratie recrutée sur le critère du mérite, d’une civilisation de haut niveau et d’une vie économique active.

Les relations internationales traditionnelles de la Chine étaient essentiellement basées sur la notion de suzeraineté et vassalité. L’Empereur de Chine était le suzerain de pays asiatiques qui lui rendaient hommage et lui payaient tribut, tels que Annam (Nord Vietnam), Bornéo, le Cambodge, Champa, Java, Malacca, Pahang et Sion qui étaient enregistrés par les autorités maritimes et douanières de la Chine des Ming (6).

(3) F. Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham (USA), 1990.

(4) S. P. Rouanet, As razões do Iluminismo (Les raisons des Lumières), São Paulo, 1982.

(5) Tratado das cousas da China (Traité des choses de la Chine), 1569.

(6) Zhou Jing Lian, Histoire des relations diplomatiques entre la Chine et le Portugal, Shanghai, 1927 (en chinois).

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Depuis plusieurs siècles, et ce jusqu’aux environs de la fin du xviiie siècle, la Chine était un pays développé, dont l’autosuffisance lui permettait de rester fermé au monde. Elle en imposait à l’Europe, tant par ses institutions que par la vitalité de son économie.

Trois fronts simultanés de conflits ont renversé la situation durant le xixe siècle.

1. Des puissances étrangères forcèrent l’ouverture de la Chine.

−−La première guerre sino-britannique de l’opium (1839-1842), terminée par le traité de Nankin (29 août 1842) força la Chine à ouvrir cinq ports au commerce international (Canton, Amoy, Fou-Tchéou, Ningbo et Shanghai) (7); à céder l’île de Hong Kong à la Grande-Bretagne et à verser aux Britanniques des indemnités d’un montant de vingt et un millions de dollars.

−−La seconde guerre sino-britannique (1858-1860), terminée par les traités de paix sino-britannique et sino-français du 24 et 25 octobre 1860, qui confirmèrent et ratifièrent le traité de Tientsin du 26 juin 1858, qui prévoyait : l’ouverture du port de Tientsin ; la cession de Kowloon à la Grande-Bretagne comme barrière entre Hong Kong et la Chine ; la perte de la région orientale de l’Usuri, au nord-est de la Chine, en faveur de la Russie (Traité sino-russe du 14 novembre 1860, signé à Pékin).

2. La révolte des Taiping (1850-1864) : guerre civile dans le sud de la Chine, qui fit 20 millions de victimes. Sun Yat-sen, fondateur du Parti nationaliste chinois et premier Président de la République de Chine, considérait cette révolte comme source d’inspiration. Mao Zedong glorifiait les rebelles Taiping comme des révolutionnaires héroïques contre le système féodal corrompu.

3. La perte des dépendances de la Chine : les îles Liuchiu au profit du Japon (1881) ; la région occidentale de l’Ili pour la Russie (1881) ; Tonkin et Annam pour la France (1885) –guerre sino-française (août 1884 à avril 1885) ; la Birmanie du Nord pour la Grande-Bretagne (1886) –troisième guerre anglo-birmane (du 7 au 29 novembre 1885) ; le Sikkim pour la Grande-Bretagne (1890) ; la Corée, Taiwan et Penghu pour le Japon (1895) –première guerre sino-japonaise (1894-1895).


(7) A la suite de la Grande-Bretagne, les États-Unis ont signé un traité de commerce le 3 juillet 1844 ; la France, le 24 octobre 1844 ; la Suède et la Norvège, le 20 mars 1847. Le décret impérial du 25 juillet 1845 accorda des privilèges commerciaux à la Belgique.

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Le xixe siècle fut le temps de tous les malheurs pour la Chine. Le saeculum horribilis se termina par la Révolte des Boxers (1899-1901). Les rebelles s’opposèrent d’abord au pouvoir, mais le gouvernement réussit rapidement à orienter la plupart des violences contre les intérêts culturels, politiques, militaires et diplomatiques des Européens, des Américains et des Japonais en Chine.

Par la suite, les rebelles et les militaires du gouvernement commencèrent le siège des légations étrangères à Pékin. Une alliance improbable de huit pays permit de réunir les forces militaires nécessaires pour envahir la Chine et sauvegarder leurs ambassades respectives, ainsi que de préserver le pouvoir et l’influence qu’ils avaient longtemps exercés dans ce pays.

Les forces militaires de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Autriche-Hongrie, de la Russie, des États-Unis et du Japon, totalisant près de 45 000 hommes, envahirent rapidement la Chine et s’emparèrent de Pékin.

La Chine fut forcée de payer des réparations de guerre. En d’autres termes, elle dut rembourser le coût financier de la guerre et accepter plus de troupes étrangères sur le sol chinois.

Révolution et modernité

On peut facilement comprendre pourquoi le traumatisme collectif chinois contre l’Occident se manifesta durant le xxe siècle.

L’Empire Mandchou et la République nationaliste firent de plus en plus figures de nations vieillies, incapables de se moderniser. La Chine s’affaiblit jusqu’à devenir un espace ouvert aux entreprises de tous les impérialismes, pendant que le peuple chinois devenait un fléau social en croissance rapide, comme en témoigne André Malraux dans La Condition humaine.

Le 1er octobre 1949, un pouvoir nationaliste discrédité, dirigé par Chiang Kai-shek, tomba aux mains du Parti communiste et de son leader Mao Zedong, jusqu’à sa mort, en 1976.

Le maoïsme se déroula en quatre étapes :

1. L’adoption du modèle stalinien et l’intégration de la Chine dans le camp socialiste (1949-1956).

Le traité d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle sino-soviétique (février 1950) ; la réforme agraire (juin 1950) ; la collectivisation (juillet 1955) ;

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la nationalisation des grands moyens de production et d’échange (1956). Le 8e Congrès du Parti communiste (septembre 1956) célébrait les succès d’une Chine socialiste.

2. La « Campagne des cent fleurs », le « Grand bond en avant », trois années de famine, la rupture avec l’Union soviétique (1957-1966).

Mao Zedong lui-même critiquait les succès précédents (février 1957). Il constatait que l’insuffisance des productions agricoles limitait une industrie qui s’essoufflait, alors qu’une planification rigide multipliait les gaspillages. Le Parti tendait à se bureaucratiser et à faire de ses cadres une nouvelle caste de privilégiés. En outre, les critiques de Khrouchtchev à Staline pendant le xxe Congrès du PCUS (février 1956) déstabilisèrent le modèle socialiste. La déstalinisation en Pologne et l’insurrection populaire hongroise en 1956 prouvaient que les contradictions entre le peuple et un Parti communiste au pouvoir pouvaient dégénérer. Mao Zedong suscita dès lors un vaste débat critique sur le fonctionnement du nouveau régime. Ce fut la Campagne des cent fleurs qui surprit par la violence des critiques provenant du monde des intellectuels et des étudiants. Des paysans commencèrent à quitter les coopératives. Deng Xiaoping, secrétaire général à l’époque, lança la campagne anti-droitière, qui priva de liberté 400 000 personnes et fit persécuter 1 700 000.

Le Grand bond en avant, lancé en mai 1958, donna naissance, au mois d’août suivant, à 26 000 « communes populaires », de 15 à 25 000 personnes chacune, dans lesquelles furent intégrées les activités des anciennes coopératives regroupées. Mao rêvait d’une Chine devenue fédération de ces communes, où régneraient la discipline, l’unité idéologique, la frugalité, l’égalitarisme et où la nourriture serait gratuite. Selon lui, deux ou trois années d’effort supplémentaires conduiraient à l’abondance et au bonheur. La Chine arriverait au communisme – « A chacun selon ses besoins » – avant les Soviétiques. Les prédictions de Mao furent un échec retentissant : de l’hiver 1959 à l’hiver 1961, les Trois années noires, la famine coûta la vie à 13 millions de personnes (chiffre reconnu officiellement par la Chine).

La rupture avec l’URSS, accusé de révisionnisme, fut consommée en 1963. Le maoïsme se considérait comme un succès de la révolution mondiale...

3. La Révolution culturelle (1966-1969)

Mao n’acceptait pas la direction que Deng Xiaoping et Liu Shaoqi suivaient pour conduire la Chine et qui anticipait certaines des réformes entreprises après 1978. Il estimait que cette voie marquait une rupture avec celle du socialisme et conduisait à la restauration du modèle capitaliste. Le peuple fut mobilisé,

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particulièrement les jeunes étudiants et les lycéens, contre les cadres du Parti rendus coupables de l’échec antérieur. La Révolution culturelle se répandit. La Chine devint un grand chaos.

4. Le déclin et la mort du Grand Timonier et la réforme du maoïsme (1969-1978)

Malgré deux congrès – le ixe (1969) et le xe (1973) –, le Parti ne se rebâtit pas vraiment. L’épouse de Mao, Jiang Qing, et la Bande des Quatre, croyaient tenir le pouvoir. Zhou Enlai et Deng Xiaoping étaient pragmatiques et subtils. L’ouverture au monde, après la normalisation des relations avec les États-Unis et le Japon, dès 1972, révélait l’énorme retard du pays. Zhou Enlai mourut en janvier 1976 et Mao au mois de septembre suivant. Deng Xiaoping entreprit la réforme du maoïsme.

La clé de la modernisation de la Chine est le pragmatisme de la primauté de la compétence sur l’idéologie : la préférence des experts sur les idéologues, que Deng Xiaoping résumait en quelques mots : « Peu importe la couleur d’un chat, ce qui compte, c’est qu’il attrape les souris ».

Ce pragmatisme imprègne l’intérieur de la Chine et gouverne ses relations avec les pays étrangers. Deng Xiaoping de nouveau stipulait : « Dans la réforme et l’ouverture sur l’extérieur, nous devons faire preuve de plus d’audace et nous tenir prêts à tenter de nouvelles expériences, au lieu de nous comporter comme des femmes aux pieds bandés ».

La modernisation et le progrès de la Chine sont évidents partout aujourd’hui : le développement de l’éducation – du primaire à l’université – conduit notamment à la croissance des indicateurs économiques, l’urbanisation des villes, l’architecture, le réseau des routes et des ponts, l’infrastructure portuaire, le secteur ferroviaire à grande vitesse, les constructions navale et aéronautique, l’astronautique.

À ce stade, deux questions se posent. Comment les Chinois envisagent-ils la notion de progrès ? La notion de postmodernisme a-t-elle un sens en Chine et dans les cultures orientales ?

Les Lumières, l’Atlantique et l’Asie

Pendant cinq ans et demi, j’ai travaillé en Chine comme attaché culturel à l’ambassade du Portugal. J’ai alors réalisé, que les notions de modernité et de progrès, pour le Chinois moyen, étaient opposées à l’idée qu’ils se faisaient de

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tout ce qui était vieux. Dès lors, il était courant pour les Chinois d’échanger avec plaisir des meubles anciens pour de nouveaux meubles sans valeur.

Les Lumières sont un mouvement culturel, social, politique et spirituel avec identité européenne et son épicentre en France. La décolonisation au cours des xviiie et xixe siècles a été le résultat de la sécession d’intérêts qui opposaient des Européens géographiquement séparés par l’Atlantique. L’océan est alors devenu un pont naturel qui diffusait les Lumières dans les Amériques. Vivre dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord, au Québec ou au Brésil, c’était comme vivre chez soi.

Rien de tel en Asie. Dans le cas particulier de la Chine, les Lumières sont arrivées avec les jésuites. Les sciences, les lettres et les beaux-arts en provenance d’Europe restèrent pratiquement confinées au sein des classes lettrées.

En voici trois exemples :

−−L’ancien palais d’été : ce palais (Yuan Ming Yuan) était une merveille de l’art. Les pavillons et les jardins, ornés de fontaines et de jeux d’eau, réalisés sous la direction de deux pères jésuites – Giuseppe Castiglione (Milan, 1688 – Pékin, 1766) et Michel Benoist (Dijon, 1715 – Pékin, 1774) –, et terminés en 1760, étaient connus sous le nom de Versailles Chinois. En 1860, lors de la seconde guerre de l’opium, tout le site du palais d’été fut pillé, saccagé et incendié par les troupes franco-britanniques. Aujourd’hui encore, la destruction de l’ancien palais d’été est considérée comme un symbole de l’agression étrangère et de l’humiliation de la Chine.

−−L’observatoire antique de Pékin : c’est un observatoire astronomique pré-télescopique. Les instruments utilisés dans cet observatoire antique furent construits en 1442 sous la dynastie Ming et modifiés et modernisés entre 1645 et 1838 sous la dynastie Qing, par une succession ininterrompue de directeurs européens, tels que Johann Adam Schall von Bell (allemand) et Ferdinand Verbiest (belge). Dès 1774, les directeurs furent tous des jésuites portugais.

−−La Bibliothèque du Pé-t’ang (8) : ce nom fait référence à une collection d’environ six mille titres que le Père Matteo Ricci commença à son arrivée en Chine en 1583 et qui a été interrompue avec la suppression de la Compagnie de Jésus par le pape Clément xiv en 1773. Grâce à son catalogue, on

(8) Catalogue de la bibliothèque du Pé-t’ang, Pékin, Imprimerie des Lazaristes, 1949 (première édition) ; Les Belles Lettres, 1969.


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peut vérifier l’existence de livres européens de droit, histoire, philosophie, géographie, hydrographie, littérature, mathématiques, astronomie, physique et chimie, mécanique, beaux-arts, histoire naturelle, médecine, pharmacie, linguistique, ainsi que des biographies, qui représentent 55 % du total catalogué. Une partie raisonnable de cette collection témoigne du « commerce des lumières » entre l’Europe et la Chine.

En raison de l’extinction des jésuites, ce précieux patrimoine bibliographique fut remis aux lazaristes par décret de l’évêque portugais de Pékin, Dom Alexandre de Gouvea, le 6 mai 1785.

L’arrivée des lazaristes en Chine coïncida avec la persécution générale, commandée par l’empereur Qianlong et poursuivie par son fils Kangxi, ordonnant l’internement de tous les missionnaires en Chine dans les prisons de Pékin, à l’exception des missionnaires qui étaient à Macao. Cette persécution (1785-1826) a aussi vidé toutes les missions de la capitale et de l’intérieur de la Chine. Au milieu de cette tempête, les bibliothèques des missions furent expédiées vers la mission du Portugal à Pékin, basée à l’église de Nantang.

Le portugais Dom Caetano Pires Pereira, qui avait été nommé évêque de Nanjing en 1806, ne put prendre possession de son diocèse et resta à Pékin en tant qu’administrateur de ce diocèse. Après l’expédition franco-britannique de 1860, Dom Caetano envoya les livres à Mgr Mouly, le premier vicaire apostolique de Pékin, qui les garda dans l’ancienne résidence du Pé-t’ang. Depuis lors, cette collection de livres est connue sous le nom de « Bibliothèque du Pé-t’ang » et se compose :

−−des quatre bibliothèques des anciennes résidences des missionnaires de Pékin (de Nantang et Dongtang, des jésuites portugais ; de Beitang, des jésuites français ; et de Shitang, des missionnaires de la Propagande Fidae) ;

−−de trois bibliothèques privées (de Mgr Mezzabarba, légat du pape Clément xi ; de Dom Polycarpe de Sousa, et de Dom Alexandre Gouvea, évêques portugais de Pékin) ;

−−des dix petites bibliothèques des missions catholiques de l’intérieur de la Chine ;

−−d’un nombre considérable de livres de provenance inconnue, laissés par des missionnaires anonymes ou non identifiés.

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Alors que la capitale chinoise était assiégée par les forces révolutionnaires depuis le 13 décembre 1948, le missionnaire lazariste Hubert Verhaeren, qui était en train de compléter le catalogue de la Bibliothèque du Pé-t’ang, termina son introduction à Pékin le 21 janvier 1949 par ces mots : « Espérons donc que le fléau de la guerre épargnera cette fois encore ce vénérable héritage de nos pères ». Avec l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois, le 1er octobre 1949, de nombreuses rumeurs ont couru sur le sort réservé à la Bibliothèque du Pé-t’ang. Certains ont affirmé que les communistes l’avait brûlée. D’autres ont affirmé que les missionnaires l’avaient cachée sous le plancher de l’église du Pé-t’ang. D’autres encore ont assuré que les livres avaient été expédiés vers différentes destinations. Les paroles du Père Verhaeren se sont heureusement avérées prophétiques. Au cours de mes recherches à la Bibliothèque nationale de Pékin, j’ai eu l’occasion de vérifier que ce précieux patrimoine y était encore préservé.

Les Lumières n’ont pas pénétré les cultures orientales.

Etant une réaction au modernisme, le postmodernisme n’a-t-il aucune chance de pénétrer ex novo les cultures d’Asie ? Dans le domaine de la conception et du style, une certaine forme de contagion semble possible : en peinture, littérature, architecture, musique, etc. Et en économie ? Et en politique ?

Dans le nouvel ordre contemporain, il est possible d’identifier clairement les lieux et sources de contestation contre les valeurs européennes/occidentales. L’administration américaine a désigné comme risque potentiel un ensemble de trois états : la Corée du Nord, l’Iran et Cuba. La Corée du Nord et Cuba constituent de solides poches de résistance marxistes-léninistes à la démocratie libérale. Le Moyen-Orient dans son ensemble, à l’exception d’Israël, offre aussi une résistance à ces mêmes valeurs : les néoconservateurs américains ont entrepris la guerre en Irak au nom du messianisme démocratique.

Cependant, il est aussi possible d’identifier des tentatives de compromis entre les valeurs européennes/occidentales et les traditions orientales. Des pays comme la Chine, la Corée du Sud, le Japon, Singapour et la Malaisie ont su intégrer le marché et le capitalisme pour se convertir à la globalisation.

En dépit de son régime communiste, dès le moment où Deng Xiaoping a prononcé la phrase « S’enrichir, c’est glorieux ! », il s’est créé une fois de plus en Chine, une tension entre le libéralisme économique et le libéralisme politique.

L’Histoire prouve que le commerce, l’échange et le libéralisme économique engendrent la démocratisation des régimes. Montesquieu avait déjà formulé cette idée au xviiie siècle avec sa thèse du « doux commerce ».

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Diversité de la Chine : le cas de Macao

L’idée principale du pragmatisme de Deng Xiaoping, le principe « Un pays, deux systèmes » (9), marqua la rupture principale de sa pensée avec le maoïsme. Ce fut la plus grande hérésie contre la pensée de Mao Zedong.

Le Portugal est le pays européen qui a entretenu les plus anciennes relations avec la Chine (10).

Jorge Alvares fut le premier Portugais à venir en Chine. Sa jonque resta ancrée dans l’île de Neilingding en mai 1513. Ce n’est qu’au milieu de 1514 qu’il était de retour à Malacca. Avec la conquête de Malacca (un pays vassal de l’empereur de Chine) par les Portugais en 1511, la rupture de l’équilibre géopolitique régional créa d’énormes difficultés dans les relations bilatérales sino-portugaises. Après de nombreuses vicissitudes, les Portugais s’établirent à Macao en 1557. Au tournant du xvie siècle, Macao était le centre d’un réseau commercial portugais très important en Asie de l’est et du sud. En même temps, Macao était la plate-forme privilégiée des relations entre une Chine fermée, l’Europe et le Japon.

Les échanges culturels entre la Chine et l’Europe remontent à la plus ancienne tradition de coexistence entre les Portugais et les Chinois. Les


(9) « Notre politique consiste à appliquer le principe « Un État, deux systèmes ». Pour parler plus précisément, cela signifie qu’au sein de la République populaire de Chine, le milliard et demi de Chinois habitant la partie continentale vit sous un régime socialiste, alors que Hong Kong, Macao et Taïwan sont régis par le système capitaliste. Ces dernières années, la Chine s’est attachée à redresser les erreurs « de gauche » et a élaboré, dans tous les domaines, une politique qui tient compte des conditions réelles. Cinq ans et demi d’efforts ont porté des fruits. C’est précisément dans cette conjoncture que nous avons avancé la formule « Un État, deux systèmes » pour régler le problème de Hong Kong [de Macao] et de Taïwan » (Deng Xiaoping, 1997).

(10) Le premier document royal portugais se référant à la Chine est le Règlement de Diogo Lopes de Sequeira, envoyé à la découverte de Malacca, qui lui fut donné par le roi Manuel 1er du Portugal le 12 février 1508 : « Renseignez-vous sur les Chinois, et d’où ils viennent, et dans quelle mesure le lieu d’où ils viennent, et quand ils viennent à Malacca ou à des endroits où ils font commerce, et les marchandises qu’ils apportent, et combien d’entre eux viennent chaque année, et les caractéristiques de leurs navires, et s’ils retournent dans la même année qu’ils viennent, et s’ils ont des usines ou des maisons à Malacca ou dans d’autres pays, et s’ils sont de riches marchands, et s’ils sont faibles ou guerriers, et s’ils ont des armes puissantes ou d’artillerie, et les vêtements qu’ils portent, et s’ils sont des hommes de grande stature physique, et toutes autres informations à leur sujet, et s’ils sont chrétiens ou païens, ou si leur terre est grande, et s’ils ont plus d’un roi parmi eux, et si parmi eux vivent certains arabes et d’autres personnes qui ne vivent pas selon leur loi ou convictions, et, s’ils ne sont pas chrétiens, quelle est leur religion et leur Dieu, et les habits qu’ils portent, et jusqu’où leurs terres s’étendent, et auxquelles elles confinent ».

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navigateurs portugais furent les vecteurs de la communication, entre deux pôles, de nouvelles idées, d’habitudes et de produits qui leur étaient totalement inconnus. Nous pouvons signaler ici l’introduction du thé en Europe et de la patate douce en Chine, via Macao. Ces deux produits, comme tant d’autres, font si bien partie des habitudes alimentaires que maintenant plus personne ne penserait au fait qu’un jour ils étaient totalement inconnus dans leurs milieux respectifs. Dans le domaine des idées, personne ne se souvient que la philosophie d’Aristote fut révélée aux Chinois par le Père Francisco Furtado, originaire des Açores et auteur des oeuvres Ming li t’an (11) et Hoan Yeou Tsiouen (12).

L’occupation britannique de Hong Kong (1841) mit fin au cycle économique du commerce à Macao. Macao ne disposait pas assez de capitaux pour investir, d’espace pour des manufactures et ne pouvait entrer en compétition avec Hong Kong comme port-clé en Asie du sud-est. Pour sauver l’économie de Macao, le gouvernement légalisa le jeu en 1847. Depuis lors, le jeu est resté le moteur principal de l’économie de Macao.

La réunification de Macao avec la Chine a eu lieu le 20 décembre 1999 à la suite de négociations bilatérales entre la Chine et le Portugal et la signature de la Déclaration commune luso-chinoise sur la question de Macao, le 13 avril 1987. La Loi fondamentale de la région administrative spéciale de Macao de la République populaire de Chine a été adoptée par le 8e Congrès national du Peuple lors de sa Première session, le 31 mars 1993. Le statut politique et administratif de Macao en tant que région administrative spéciale de la Chine suit le principe d’« Un pays, deux systèmes » énoncé par Deng Xiaoping et a été inclus dans la Constitution chinoise (article 31).

Le dernier recensement de la population de 2011 indique que la population de Macao s’élève à 552 500 personnes, dont 48 % d’hommes et 52 % de femmes. La croissance annuelle au cours de la dernière décennie a atteint les 2,4 %. La superficie de Macao est passée de 11,6 km2 en 1912 à 29,7 km2 en 2010. Le produit intérieur brut (PIB) a triplé passant de 4,49 milliards d’euros en 1999 à 16,36 milliards d’euros en 2008. Macao doit faire face à deux problèmes majeurs : son exiguïté territoriale et la dépendance croissante de son économie à l’industrie du jeu.


(11) Investigations philosophiques, 1631, Paris, BN.NFCH, 3028, 3029.

(12) Du Ciel et du Monde, 1628, Paris, BN.NFCH, 2919.

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1. L’EXIGUÏTÉ TERRITORIALE DE MACAO.

Un coup d’oeil sur l’évolution des chiffres de la population et de la superficie de Macao dans les quatre-vingt-dix dernières années est instructif.

Évolution de la population de Macao

    1920    83 984          1970   248 636 

       1927   157 175         1981   298 221    

     1939  245 194          1991  339 464   

          1950  187 772          2001   424 203      

   1960  169 299          2011  552 500


Évolution du terrassement de Macao

Année      Péninsule      Île de   Île de     Terre de    Total 

\                de Macao    Taipa    Coloane  Cotai         (en m²)

1912            3,4             2,3           5,9          -              11,6

1936            5,2             2,6           6,0           -             13,8

1957            5,5             3,3           6,3           -             15,1

1986            5,8             3,7           7,1           -             16,6

1991            6,5             4,0           7,6           -             18,1

1996            7,7             5,8           7,8           -             21,3

1999            7,8             6,2           7,6          2,2          23,8 

2000            8,5             6,2           7,6          3,1          25,4

2001            8,5             6,2           7,6          3,5          25,8

2002            8,5             6,2           7,6          4,5          26,8

2003            8,7             6,3           7,6          4,7          27,3

2004            8,8             6,4           7,6          4,7          27,5     

En 2010, la superficie totale de Macao était de 29,7 km2.

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L’expansion territoriale de Macao, pendant l’administration portugaise, a répondu aux besoins d’une immigration en provenance principalement de la province chinoise de Canton.

Sur un espace géographiquement limité, une concentration extrême de la population a une influence négative sur la qualité de la vie. Dès la fin du xixe siècle, Macao a souffert de cette situation.

La construction de terrassements commença en 1890. Toutefois, comme plus d’un siècle d’histoire nous l’a montré, ce ne seront pas des terrassements qui résoudront ses problèmes d’exiguïté territoriale. Dans la situation actuelle, où Macao est réunie à la Chine, il ne serait plus raisonnable de maintenir la politique de terrassements que l’administration portugaise avait été amenée à pratiquer. Il est temps de lancer une nouvelle politique globale de la population, de la famille, de la terre, de l’urbanisme, du logement, du patrimoine culturel et naturel, qui puisse s’intégrer aux politiques de développement de la région du Delta de la Rivière des Perles. Cette nouvelle politique serait aussi soutenue par le Gouvernement central afin d’inclure dans les limites territoriales de la Région administrative spéciale de Macao des zones adjacentes à faible densité de population.

Le fait d’être situé à côté de zones peu peuplées devrait permettre à Macao de trouver une autre solution face à la pression croissante de la population, telle qu’une révision de ses limites territoriales.


2. DÉPENDANCE CROISSANTE DE L’ÉCONOMIE DE MACAO

À L’INDUSTRIE DU JEU.

Historiquement, Macao a enregistré trois cycles économiques : avant le xvie siècle, l’agriculture, la pêche et l’élevage du bétail ; du xvie au xixe siècle, le commerce ; du milieu du xixe siècle à nos jours, l’industrie du jeu.

Jusqu’à la fin du xxe siècle, alors que l’industrie du jeu était le moteur principal de son économie, Macao produisait aussi des textiles et des jouets pour l’exportation, ce qui limitait le déficit de la balance commerciale d’une économie relativement diversifiée.

Depuis le début du xxie siècle, l’industrie du jeu a attiré un pourcentage important de la population active de Macao. Comme l’illustre le tableau suivant, un pourcentage de la population active s’est déplacé vers l’industrie du jeu. Alors que le secteur industriel se rétrécissait de 19,45 % à 4,80 %, le secteur du jeu passait de 6,75 % à 19,91 %. Les secteurs du commerce en gros et de détail, des

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transports, de l’entreposage et des communications, d’intermédiation financière et de l’administration publique ont aussi vu leur importance respective diminuer en faveur de l’industrie du jeu. Ce déplacement de l’activité économique a rendu Macao plus dépendant de cette industrie.

Distribution de la population active par secteurs économiques

                                  2011     2000     2005

Population active totale (en milliers)                        195,3     237,5   318,3 

% de la population active par activité économique 

Industrie                                                                      19,45     14,86     4,80

Construction                                                                 8,29       9,64     8,63

Commerce en gros et de détail, etc.                              5,41     14,86   13,28

Hôtels, restaurants, etc.                                               10,80     10,48   13,57

Transports, entreposage et communications                 7,47       6,23     5,81

Intermédiation financière                                              3,53       2,77     2,32

Immobilier, location, activités commerciales               5,37       6,02     8,70

Administration publique                                               8,39       7,91     6,78

Éducation                                                                      4,09       4,33     3,70

Santé et bien-être social                                                2,66       2,23     2,54

Jeu                                                                                 6,75     12,96   19,91

Autres                                                                            7,79      7,71      9,96

Une autre situation potentiellement dangereuse pour Macao est l’augmentation rapide du poids de l’impôt sur l’industrie du jeu dans le total des recettes publiques.

Le tableau suivant montre que le revenu de l’impôt sur le jeu, qui était de 36,6 % du total des recettes publiques en 2000, est passé à 61,3 % en 2005 et à 77,8 % en 2010.

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Dépendance des finances publiques à l’industrie du jeu      

                                                                                   2000          2005         2010

Total des recettes publiques 106 MOP                   15 338,5    28 200,8   88 488,0

Revenu de l’impôt sur le jeu                                    5 646,5    17 318,6   68 776,1

% d’impôt sur le jeu / total des recettes publiques   36,6 %       61,3 %      77,8 %

La croissance rapide de la dépendance des finances publiques à l’industrie du jeu n’est pas une situation saine pour l’économie et la société de Macao. Avec une production industrielle en baisse et le jeu comme principal moteur de l’économie – et une dangereuse perspective d’en devenir l’unique moteur – Macao est à la croisée des chemins. On peut comparer les économies des pays et des régions aux avions. Quand un avion n’a qu’un seul moteur et qu’il tombe en panne, l’avion s’écrase. L’économie de Macao a besoin de trouver d’autres moteurs, de sorte qu’elle ne dépende plus exclusivement de l’industrie du jeu.

Après la réunification de Macao à la Chine, le gouvernement central de la République populaire de Chine a encouragé la diversification de l’économie de Macao. Ainsi, l’Accord de partenariat renforcé a été signé en 2003, entre la Chine continentale et Macao (13), pour renforcer le rôle de Macao comme plateforme d’investissement et pour diversifier son économie.

Depuis 2003, l’économie de Macao bénéficie également d’un Forum de coopération économique et commerciale entre la Chine et les pays de langue portugaise.

Conclusion

A la question « Comment peut-on lier le postmodernisme à l’idéologie marxiste et à l’idéologie du progrès en Chine ? », on pourrait répondre que la philosophie postmoderne a notamment été influencée par le marxisme qui, à son tour, a été la pierre angulaire du maoïsme.


(13) En anglais : Mainland and Macau Closer Economic Partnership Arrangement.


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Les versions originales du marxisme, qu’elles soient soviétique ou chinoise, ont provoqué des retards notables sur la vie des peuples concernés.

Bien que l’utilisation du terme postmodernisme puisse se justifier en Chine, dans le cadre de différences spatiale et temporelle remettant en question des prétentions d’authenticité culturelle, les postmodernistes chinois insistent sur l’existence de la postmodernité en Chine comme un phénomène authentiquement chinois.

Indépendamment de ces questions d’authenticité, on peut affirmer que le monde actuel a systématiquement enregistré la victoire du progrès.

A l’image du proverbe chinois, « Le lapin habile fait trois terriers » (14), l’ensemble de la politique étrangère chinoise montre actuellement des signes d’ouverture et de modernité radicalement opposés à ceux des empereurs chinois, de Sun Yat-sen et de Mao Zedong. (15)



(14) En chinois : 狡兔三窟 / jiǎo tù sān kū.

(15) J’aimerais exprimer ma sincère gratitude à Monsieur Jean-Paul Gailly, collègue à l’Université de Science et Technologie de Macao, pour avoir obligeamment accepté de revoir ma présentation en français. Grâce à lui, j’ai pu améliorer ma connaissance de toutes les subtilités qui font la richesse de la langue française. Qu’il en soit ici remercié.


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